Léa Lucienne – édité par PACT
Depuis plusieurs années, les débats autour de la restitution des objets culturels africains, spoliés durant la période coloniale par plusieurs pays européens, occupent l’espace médiatique et diplomatique. Si le retour des biens est aujourd’hui reconnu comme un devoir moral et historique par de nombreux pays, une question demeure largement en suspens : quels lieux, quels récits, quelles institutions pour accueillir et faire vivre ce patrimoine retrouvé ?
En Afrique de l’Ouest, une réponse ambitieuse et encore méconnue se construit : celle des banques culturelles. Nées au Mali, étendues au Togo, au Bénin, et demain peut-être à l’ensemble du continent, ces structures communautaires repensent de fond en comble le rapport au patrimoine. Plus qu’un lieu de conservation, la banque culturelle devient un outil de développement, de reconnaissance identitaire, et d’autonomie locale.
Nous avons étudié avec attention les ressorts, les apports et les limites de ce modèle, en nous appuyant sur les retours d’expérience des professionnels, des conservateurs et des responsables communautaires qui l’ont mis en œuvre. Ce sujet n’est pas nouveau pour nous : en août 2024, nous avions déjà exploré, dans un premier article, le rôle des chefferies traditionnelles dans la transmission culturelle et la conservation des savoirs notamment au Cameroun. Les banques culturelles que nous abordons aujourd’hui s’en distinguent toutefois par leur fonctionnement plus récent, leur cadre communautaire et leur articulation avec des enjeux de microcrédit et de développement. Là où les chefferies incarnent une présence coutumière ancestrale, les banques culturelles proposent une nouvelle voie de valorisation patrimoniale, à la fois locale, horizontale et ouverte à des formes de gouvernance innovantes. Ce nouvel article vient donc compléter notre réflexion en éclairant d’autres types de dispositifs culturels émergents sur le continent africain : notre précédent article ici.
Ce nouveau papier propose une immersion approfondie dans l’écosystème des banques culturelles : leur genèse, leur fonctionnement, leur portée sociale et politique, et leurs perspectives dans une Afrique en quête de souveraineté culturelle concrète.
La naissance d’un modèle africain de conservation : des musées aux banques culturelles
Chez PACT, nous considérons que la réflexion sur le patrimoine peine à se détacher des normes qui le définissent. Trop souvent, les critères de conservation, les dispositifs muséographiques ou les logiques de sacralisation ont été imposés par les pays occidentaux, à travers des institutions héritées de la colonisation. On a longtemps considéré qu’un objet patrimonial ne pouvait exister pleinement que dans une vitrine, dans une capitale, sous une température régulée. Cette vision, normée et figée, ne correspond pas aux réalités, aux valeurs ni aux usages de nombreuses communautés africaines. Les banques culturelles proposent une autre voie : elles ouvrent la possibilité de réinventer des formes de préservation enracinées, vivantes, sensibles aux cultures locales. Il ne s’agit pas de rejeter l’idée de musée, mais de rappeler que conserver n’est pas un geste neutre et qu’il est essentiel que les sociétés africaines puissent décider, elles-mêmes, de la manière dont elles racontent, protègent et transmettent leur mémoire.
Au Mali, dans les années 2000, face à la multiplication des vols, du trafic illicite d’objets rituels et à l’abandon de nombreux artefacts, une réflexion nouvelle émerge. Il s’agit de créer des espaces de conservation à l’échelle locale, pensés par les communautés elles-mêmes, dans le respect de leurs usages, de leurs croyances, de leur quotidien. Ainsi naît la première banque culturelle.
Ce modèle se structure autour de trois principes fondamentaux :
- La communauté est actrice : les objets ne sont pas saisis ni stockés par l’État, mais déposés volontairement par leurs propriétaires, qui conservent un droit d’usage (par exemple pour les cérémonies).
- Le patrimoine devient ressource économique : chaque dépôt donne lieu à un microcrédit, alloué selon une fiche descriptive de l’objet et son importance.
- La gouvernance est locale : un comité de gestion d’une quinzaine de personnes, issu de la communauté, administre la structure, valide les objets, suit les crédits, anime les lieux.

En 2008, lors d’un atelier organisé par l’École du Patrimoine Africain (EPA) à Bamako, ce modèle inspire d’autres acteurs, notamment au Togo. Ainsi, à Koutammakou, région frontalière entre le Togo et le Bénin, classée au patrimoine mondial de l’UNESCO, une banque culturelle est créée en s’appuyant sur l’habitat traditionnel tata et les pratiques culturelles du peuple Batammariba. Les habitants y déposent leurs objets : masques, casques, statues, objets de culte. En retour, ils accèdent à un microcrédit pour lancer une activité agricole ou artisanale. Chaque objet est minutieusement documenté à travers des fiches historiques, catalogues et accords de prêt, garantissant une traçabilité culturelle et financière. Cette formalisation renforce à la fois la crédibilité du dispositif et la reconnaissance institutionnelle du patrimoine local.
Ce modèle transforme radicalement la perception du patrimoine : ce n’est plus un héritage passif, mais un levier de dignité, de reconnaissance et de revenu.
Microcrédit, transmission, tourisme : un modèle de développement enraciné
Les banques culturelles sont bien plus que des musées communautaires. Elles constituent des plateformes de développement local. Chaque objet patrimonial devient un actif économique symbolique. Le crédit octroyé, allant de 10 000 à 40 000 FCFA, permet à l’apporteur d’initier une activité génératrice de revenus. Contrairement aux systèmes bancaires classiques, le remboursement repose sur la confiance, la responsabilité collective et la réputation dans le village. La banque culturelle de Koutammakou, par exemple, fonctionne avec un système souple : l’objet peut être temporairement récupéré pour les rituels, puis restitué. Le bien est ainsi protégé du trafic tout en restant fonctionnel. Cette proximité avec l’objet renforce le lien communautaire et la transmission intergénérationnelle.
Par ailleurs, ces structures attirent des touristes à la recherche d’une expérience authentique. L’espace n’est plus un musée stérile, mais un lieu vivant. Les visites permettent de générer des revenus collectifs, réinvestis dans l’entretien, l’animation, l’alphabétisation. Dans certains cas, les maires eux-mêmes s’impliquent dans la gouvernance de la banque, ce qui renforce l’ancrage institutionnel du projet.
La jeunesse joue un rôle essentiel : intégrée aux comités de gestion, sensibilisée via les centres culturels et les formations, elle est invitée à reprendre le flambeau. Un master « Culture et développement » introduit même un module spécifique sur les banques culturelles, formant les futurs conservateurs d’un patrimoine renouvelé.
Limites, fragilités et conditions de durabilité
Malgré leur potentiel, les banques culturelles affrontent plusieurs obstacles.
- Le premier est l’absence d’adhésion communautaire. Plusieurs projets ont échoué faute de mobilisation locale. Notamment dans une localité ivoirienne, un professionnel a porté seul un projet, sans relais ni implication. La communauté n’y croyait pas, le site est resté vide. Sans volonté collective de protéger le patrimoine et de s’engager, la banque ne peut vivre.
- Le second frein est financier. Le système de microcrédit reste limité par des fonds de roulement parfois trop faibles. Certains emprunteurs peinent à rembourser. Bien que les comités et la pression sociale jouent un rôle régulateur, il arrive que les activités soient suspendues, faute de liquidités suffisantes.
- La crise sécuritaire représente également une menace. Au Mali, plusieurs banques ont cessé de fonctionner en raison de l’instabilité politique et des conflits. Des locaux ont été abandonnés, des objets déplacés. Dans ces zones, le patrimoine redevient vulnérable.
- Enfin, le départ des initiateurs déstabilise la pérennité des structures. Sans transmission de compétences, sans mémoire organisationnelle, certains projets s’étiolent. La professionnalisation, la décentralisation du savoir-faire et l’institutionnalisation des banques sont donc des enjeux clés pour l’avenir.
Perspectives et déploiement à l’échelle continentale
Le modèle de banque culturelle pourrait être adapté et déployé dans d’autres régions du continent. L’EPA travaille actuellement à un projet de création de 10 banques culturelles en 10 ans. Des premières discussions sont en cours en Afrique centrale. La logique est claire : accompagner les territoires riches en culture mais pauvres en infrastructures, souvent touchés par le trafic, afin de créer un réseau de conservation enraciné, participatif et adaptatif.
Un projet est en cours dans une zone métallurgique du Togo pour inscrire un nouveau site sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, et y adosser une banque culturelle. Les autorités locales sont parties prenantes. Le ministère de la Culture du Togo participe au financement de l’entretien du site, via la nomination d’un conservateur.
Une reconquête du patrimoine en mouvement : actualités, cinéma et diplomatie culturelle
Le rôle de l’UNESCO s’avère central dans cette dynamique globale. En mai 2024, pour la première fois de son histoire, l’institution a réuni l’ensemble des États membres africains à Addis-Abeba afin de débattre exclusivement du retour et de la restitution des biens culturels africains. Cette rencontre historique a permis d’identifier les priorités des États en matière de conservation, de financement et de valorisation du patrimoine restitué. À cette occasion, de nombreux pays africains ont exprimé leur volonté non seulement de récupérer leurs biens, mais aussi de créer des dispositifs adaptés pour les recevoir, comme les banques culturelles. Notons que l’UNESCO, à travers la Convention de 1970 contre l’exportation illicite de biens culturels, s’engage désormais plus fermement à soutenir la restitution comme processus multilatéral. Elle facilite les négociations, forme les professionnels, soutient les inventaires patrimoniaux, et encourage la mise en réseau des musées communautaires. Son action dépasse le simple accompagnement technique : elle légitime une vision décoloniale de la culture, en reconnaissant aux pays africains leur capacité à créer leurs propres standards muséographiques. Le dialogue entre États membres lors de cette réunion a permis d’amorcer des collaborations nouvelles, incluant la création de fonds de soutien et la mobilisation de partenaires comme l’Union africaine ou la Banque africaine de développement.

Cette dynamique institutionnelle s’illustre aussi dans la sphère culturelle. Le film Dahomey de Mati Diop, présenté à la Berlinale 2024, s’impose comme une œuvre phare du nouveau cinéma africain engagé sur les enjeux de mémoire. Il retrace le retour historique au Bénin, en novembre 2021, de 26 trésors du royaume d’Abomey, restitués par la France.
À travers le regard d’une jeune génération, il interroge ce que signifie réellement « restituer » : rendre un objet, ou réinscrire un récit ? Dahomey évite le piège du discours institutionnel pour donner la parole aux étudiants, aux artistes, aux habitants. Le film montre les tensions : incompréhensions, fierté, crainte de ne pas être à la hauteur, désir de réappropriation. Il illustre ainsi les limites des restitutions purement diplomatiques, et la nécessité d’imaginer des espaces d’accueil plus vivants, plus ancrés, plus populaires.
Effectivement, au-delà de l’événement politique et muséal, le film s’attache à capter les voix, les émotions, les contradictions d’une jeunesse béninoise confrontée à son passé et à sa reconstruction identitaire. Le spectateur y découvre la beauté saisissante des pièces restituées : la statue du roi Ghézo, lourde de 220 kilos, recouverte de lames de fer symbolisant la puissance du vaudou du fer et la guerre, le trône monumental du roi, entouré de servantes sculptées, mais aussi de scènes montrant une file d’esclaves, allégorie douloureuse de l’expansionnisme et de l’asservissement. Ces œuvres portent en elles la mémoire d’une puissance. Le film diffuse des réflexions brutes et bouleversantes. Des jeunes disent ne pas avoir grandi avec ces récits : « J’ai grandi avec Disney, Avatar, Tom et Jerry, pas avec Behanzin ou Ghézo ». Ou encore la prise de l’ampleur du patrimoine retenu à l’étranger : « 90 % du patrimoine matériel béninois est encore hors du pays » Le film devient un espace de libération : une jeune femme décrit l’émotion ressentie en découvrant les objets restitués, d’autres dénoncent l’injustice de n’avoir reçu que 26 œuvres sur plusieurs milliers, y voyant une « insulte déguisée ».
Dahomey est traversé par un élan vital : le besoin de comprendre, de transmettre, de réancrer. Des voix appellent à bâtir un système éducatif ancré dans les langues locales et la culture ancestrale, à rendre les espaces culturels accessibles aux enfants des villages, à ne pas isoler les restitutions dans des vitrines, mais à les rendre vivantes. Une militante résume l’enjeu : « Ce n’est pas Macron qui rend, ce sont nos ancêtres qui reviennent ».
Nous voulions montrer par cet exemple, la résonance profonde avec la logique des banques culturelles : la restitution ne peut être que le début d’un chemin. Le véritable enjeu est la réappropriation populaire, l’ancrage local, la transmission culturelle et politique d’un héritage réinscrit dans la vie des peuples. En ce sens, il fait écho à l’idéal des banques culturelles : des lieux qui donnent un futur aux objets, au-delà du simple retour physique.


Enfin, l’actualité la plus marquante de ces derniers jours est la restitution d’un précieux tabouret royal au Bénin, un acte symbolique fort dans le paysage des restitutions africaines. Ce tabouret, autrefois utilisé par les rois d’Abomey lors de rituels, avait été saisi pendant la colonisation française au début du XXe siècle, puis transféré dans des collections européennes, jusqu’à se retrouver au Musée national de Finlande.

Après plusieurs années de recherche, de dialogue bilatéral et de mobilisation diplomatique, il a été officiellement restitué au Bénin début de ce mois de mai 2025. La remise a eu lieu à Cotonou, lors d’une cérémonie officielle organisée par les autorités béninoises et finlandaises, en présence d’experts du patrimoine et de représentants du monde culturel. L’objet sera prochainement exposé au sein du musée de l’épopée des Amazones et des rois du Danhomè, tout en étant régulièrement présenté dans les écoles et centres culturels pour sensibiliser la jeunesse. Le tabouret, en bois sculpté et richement décoré, porte une forte charge symbolique : il est à la fois un artefact royal et un témoin d’une histoire violente de dépossession.
Nous souhaitions souligner par cet exemple la diversité des circuits du patrimoine spolié… Elle révèle aussi que des musées situés en dehors des grandes capitales coloniales détiennent encore de nombreux objets issus du pillage, souvent méconnus. Enfin, elle rappelle que l’ancrage local des objets restitués est essentiel : pour qu’ils vivent à nouveau, ils doivent être réintégrés à la mémoire collective, non comme de simples pièces de musée, mais comme des éléments actifs d’une histoire en reconstruction.
Nous croyons que les chemins du développement ne peuvent être dictés de l’extérieur. Ils prennent racine dans les territoires, dans les cultures, dans les récits que les peuples tissent pour se comprendre, se transmettre, et se projeter. Si les banques culturelles nous intéressent, c’est parce qu’elles incarnent cette possibilité : celle d’un développement à hauteur d’habitants, porté par la mémoire mais tourné vers l’avenir. Face aux urgences humanitaires bien réelles : accès à l’eau, à l’alimentation, à la santé, à l’éducation, il serait tentant de reléguer la culture au second plan. Pourtant, nous pensons que le patrimoine n’est pas un luxe, mais ce qui permet à une société de se reconnaître, de se réinventer, en étant une infrastructure invisible mais essentielle à la souveraineté. En documentant ces initiatives locales, nous cherchons à faire exister d’autres récits, d’autres modèles. À montrer que des formes africaines de conservation, de gouvernance et de transmission sont déjà vivantes, audacieuses, fondées sur la solidarité.
Références
- African Pact. 2024. Recovery and Management of African Cultural Heritage: A Key Challenge for Identity and Development. Publié le 22 août 2024. https://africanpact.org/2024/08/22/recovery-and-management-of-african-cultural-heritage-a-key-challenge-for-identity-and-development/
- Courrier international. 2024. Restitution : la Finlande rétrocède au Bénin un tabouret royal pillé à l’époque de la colonisation française. Publié le 5 mai 2024. https://www.courrierinternational.com/article/restitution-la-finlande-retrocede-au-benin-un-tabouret-royal-pille-a-l-epoque-de-la-colonisation-francaise_230892
- DJOWAMON. 2025. Les banques culturelles : une réponse à la définition du musée à l’africaine. Conférence animée par Jean-Paul Lawson, avec la participation de Daouda Keita. Février 2025.
- Le Quotidien de l’art. 2024. Mati Diop : “Ça n’est pas la restitution en soi qui importe, c’est ce qu’on en fait”. Entretien avec Roxana Azimi, publié le 27 février 2024. https://www.lequotidiendelart.com/articles/26155-mati-diop-ça-n-est-pas-la-restitution-en-soi-qui-importe-c-est-ce-qu-on-en-fait.html
- Printemps des Humanités. 2025. Le musée universel au défi des restitutions. Colloque du 21 mars 2025. https://www.printempsdeshumanites.fr/fr/edition-2025-universels/vendredi-21-mars/le-musee-universel-au-defi-des-restitutions
- Rapport Sarr-Savoy. 2018. Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain. Vers une nouvelle éthique relationnelle. Commandé par le Président de la République française, Emmanuel Macron. [Disponible en PDF sur le site de l’Élysée ou des institutions culturelles partenaires.]
- Télérama. 2024. Un tabouret-trône longtemps perdu, enfin restitué au Bénin : “On avait besoin que cet objet revienne”. Publié en mai 2024. https://www.telerama.fr/arts-expositions/un-tabouret-trone-longtemps-perdu-enfin-restitue-au-benin-on-avait-besoin-que-cet-objet-revienne-4342-7023051.php
- UNESCO. 2024. L’UNESCO réunit pour la première fois tous les États membres africains pour discuter du retour et de la restitution des biens culturels. Publié le 8 mai 2024. https://www.unesco.org/fr/articles/lunesco-reunit-pour-la-premiere-fois-tous-les-etats-membres-africains-pour-discuter-du-retour-et-de
- École du Patrimoine Africain (EPA). 2024. Banques culturelles au service du développement. Atelier régional, Bamako. (Mentionné dans les archives de l’EPA et dans les projets régionaux de l’ICCROM.)
- Film « Dahomey », réalisé par Mati Diop. 2024. Ours d’or de la Berlinale 2024, Allemagne.